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Sorophilie : comprendre cette attirance pour les sorcières et son impact culturel

En 1486, le « Marteau des sorcières » devient un best-seller, officialisant la traque des femmes accusées de magie noire. Pourtant, dans l’Europe du XVIe siècle, certaines communautés protègent leurs prétendues sorcières, leur prêtant des dons de guérison.Des universitaires du XXIe siècle observent une popularité croissante de ces figures dans la pop culture, dépassant le simple folklore. Entre fascination, rejet et réappropriation, ce phénomène interroge sur la persistance et la mutation d’archétypes féminins liés à la transgression et au pouvoir.

Pourquoi les sorcières fascinent-elles autant à travers l’histoire ?

La sorcière n’accepte jamais la place qu’on lui assigne. Son apparition trouble l’ordre, elle personnifie cette force qui déborde le cadre fixé par la société. Au XVIe siècle, ce sont souvent celles tenues à l’écart qui attirent les soupçons :

    Les profils régulièrement visés lors des premières vagues de persécution sont multiples :

  • veuves
  • célibataires
  • sages-femmes

Toutes sont soupçonnées de pactiser avec la magie, d’entretenir une entente particulière avec la nature capable de déranger les pouvoirs existants.

Au XIXe siècle, Jules Michelet revisite l’image de la sorcière avec La Sorcière, la hissant au rang de symbole d’insoumission et de résistance populaire. D’autres chercheurs comme Margaret Murray, Carlo Ginzburg ou Mircea Eliade explorent les liens entre traditions païennes, chamanisme et rituels persistants. Ils interrogent cette figure à travers le prisme de la peur collective, des croyances mais aussi de la stratégie pour survivre à la domination.

La pensée contemporaine affine la perspective. René Girard met en avant la mécanique du bouc émissaire incarnée par la sorcière. Michel de Certeau y voit quant à lui un territoire de contestation, une manière d’inverser les valeurs et les règles religieuses admises. À travers les nombreux procès et jugements expéditifs, la sorcière concentre les fantasmes, attire tant la peur que la projection d’un pouvoir refusé.

Tout au long des siècles, la sorcière canalise à la fois l’angoisse sociale, le désir de transformation et d’émancipation. Sa légende se façonne et se réinvente sans cesse, révélant une société qui cherche, au fond, un sens loin des sentiers officiels.

Des persécutions à l’émancipation : l’évolution du regard porté sur les sorcières

La chasse aux sorcières n’est pas une simple histoire lointaine. À la fin du Moyen Âge, la justice, épaulée par l’Église et l’Inquisition, s’en prend, sans relâche, à des milliers de femmes. Des ouvrages comme le Malleus Maleficarum, manuel de démonologie redouté, instaurent une représentation terrifiante : la sorcière est associée à la sexualité réprimée, à la rébellion, au pacte démoniaque. Les sages-femmes, veuves et guérisseuses deviennent la cible privilégiée d’un ordre anxieux de discipliner ce qu’il ne contrôle pas.

Des analyses plus récentes, notamment celles de Silvia Federici dans Caliban et la sorcière, établissent un lien direct entre cette violence organisée et l’essor du capitalisme : cette répression coïncide avec la mainmise sur le corps des femmes et la désagrégation des solidarités rurales. Françoise d’Eaubonne reprend même le terme de sexocide pour mesurer à quel point ces persécutions s’inscrivent dans un projet politique de domination. L’avancée du pouvoir médical et la rationalisation sociale amplifient ce rejet de toute différence.

Mais la donne change. De stigmatisée, la sorcière devient aujourd’hui une figure d’affirmation. Elle inspire, interroge, chamboule l’échiquier social mais avec d’autres atouts. Carolyn Merchant, à travers La Mort de la nature, éclaire la manière dont la domination de la nature va de pair avec celle des femmes. On redécouvre désormais, sous la plume de Jean Delumeau, Martine Ostorero ou Colette Arnould, les récits oubliés et les destins niés, redonnant mots et justice à ces voix brimées.

Groupe de jeunes discutant autour d un feu en forêt automnale

Sorophilie aujourd’hui : entre pop culture, empowerment et nouveaux récits

La sorophilie ne s’efface plus : elle occupe la scène, infuse les livres, brille dans les campagnes d’affichage. Longtemps entrevue dans la marge, la sorcière s’impose aujourd’hui en icône d’empowerment. Des autrices comme Mona Chollet (Sorcière. La Puissance invaincue des femmes) ou Starhawk (Rêver l’obscur, femmes, magie et politique) montrent combien la sorcellerie sert désormais de cadre pour questionner le consentement, la sexualité, la liberté du corps féminin. Immanquablement, la pop culture s’en empare : séries, romans graphiques, jeux, podcasts, la witch y devient matrice de remise en cause et d’affirmation.

    Certains exemples disent l’ampleur de cette récupération récente :

  • Les travaux de Valérie Piette ou Céline du Chéné revisitent l’histoire des sorcières à travers la question du genre et du rapport de force.
  • Les séries de podcasts n’hésitent plus à relier la sorcellerie contemporaine à la quête de sens et à la critique sociale, mettant en avant une pluralité de voix et d’expériences.

La sorcellerie moderne s’invente ainsi à la croisée du personnel et du politique. Les débats portant sur le consentement, le droit au plaisir ou la dénonciation des violences s’imbriquent peu à peu dans la mémoire réhabilitée des sorcières. Des autrices comme Vanessa Springora (Le Consentement), Sarah Barmak (Jouir. En quête de l’orgasme féminin) ou Alexia Boucherie (Troubles dans le consentement) examinent la manière dont la souveraineté du corps devient une affaire collective. Désormais, la sorcière ne subit plus le stigmate : elle explore d’autres chemins, revendique, refuse toute soumission imposée.

La sorophilie dessine alors une soif d’affranchissement, un goût pour la contestation et une force de réinvention qui va bien au-delà du simple folklore. Les sorcières d’aujourd’hui, qu’elles soient militantes, créatrices ou anonymes, portent la volonté de s’affirmer sans se laisser enfermer. Ce refus de rester à leur place n’a pas fini de nous interroger, ni de bousculer les lignes.